Mémoires pour servir à l’histoire du Rouergue,
écrit par Charles-Paul BOSC en 1797, ancien professeur au collège de Rodez
Le jour de pâques de l’an 1331 ; plusieurs écoliers de l’université de Toulouse, ayant fait la débauche le matin, se promenèrent ensuite dans la ville, poussant des cris, et frappant des vases de métal et des ustensiles de cuisine qu’ils avaient pris, après leur déjeuner, dans certaine auberge de Dona Alboïna. Le tumulte força les capitouls d’interposer leur autorité. François de Gaure, l’un deux, escorté de cinq hommes, saisit un de ces perturbateurs au collet, et l’arrêta prisonnier ; aussitôt un jeune clerc de ses camarades, nommé Aimeric de Brenguier ou de Bérenger, fils du seigneur de Villelongue en Rouergue, porta au capitoul un coup de poignard qui lui emporta le nez, les deux lèvres, et une partie du menton. La nuit suivante les capitouls, suivis de deux cent hommes armés, allèrent prendre Bérenger qui s'était réfugié dans la maison où demeuraient cinq frères de la maison de Penne en Albigeois, étudiants de l’université, comme lui, savoir Ratier, prévôt de Saint Salvi d’Albi, Fortanier, architecte d’Albi, Bernard archiprêtre, Raimond, chanoine de Tolède, et Olivier, tous bacheliers en droit. Les capitouls, après avoir enfoncé les portes de la maison, se saisirent par force de la personne de Bérenger, et des cinq frères de Penne, et de plusieurs de leurs compagnons et de leurs domestiques, en tout trente personnes, qu’ils emmenèrent en prison, après avoir mis la maison au pillage. L’officiel de l'évêque de Toulouse, intervint aussitôt pour demander le renvoi de cette affaire à son tribunal, comme devant être le juge des prisonniers, suivant les lois. Nonobstant sa demande, les capitouls appliquèrent Bérenger à une rude question, et après lui avoir fait avouer tout ce qu’ils voulurent - par la force des tourments, ils le condamnèrent à être trainé dans la ville, à la queue d un cheval, à avoir le poing coupé devant la maison de François de Gaure, à être trainé ensuite sur une claie aux fourches patibulaires, et y avoir la tête tranchée, ce qui fut exécuté le mercredi de Pâques, malgré l’appel qu'il interjeta successivement au viguier de Toulouse, au sénéchal et au parlement.
L'université de Toulouse, porta aussitôt des plaintes de cette violation de ses privilèges et immunités, au pape Jean XXII qui adressa un bref aux capitouls, pour les exhorter à réparer au plutôt cette faute, ne voulant pas, disait-il, user d’abord de toute son autorité, contre une ville qu’il avait beaucoup aimée dans sa jeunesse.
Les parents et les amis de Bérenger, ayant agi de leur côté auprès du procureur général au parlement de Paris, ce magistrat présenta sa requête à la cour, et conclut, tant contre les capitouls, qui avaient violé la sauvegarde spéciale accordée par le roi aux écoliers de l’université de Toulouse, et qui avait jugé l’affaire d’un noble, qui n’était pas de leur compétence, que contre toute sa ville, dont il supposait que tous les habitants avaient contribué au jugement ou l’avaient approuvé. Il demanda entre autre quelle fut privée de son consulat, que ses biens patrimoniaux fusses confisqués, et que les capitouls fussent punis dans leurs personnes.
Le parlement, après avoir entendu les défenses des capitouls, par le ministère du syndic de la ville, considérant que les capitouls avaient été incompétents pour juger Aimeric de Bérenger, et qu’ils avaient condamné sans observer l’ordre judiciaire, ordonna par son arrêt du 18 juillet 1335, que le corps du dit Bérenger serait retiré des fourches patibulaires, et qu'il serait rendu à ses amis, qui lui procurèrent la sépulture ecclésiastique, que la ville de Toulouse fonderait une chapelle de quarante livres de rente pour le repos de son âme, qu’elle payerait quatre mille livres de dédommagement à ses parents et à ses amis, qu’elle serait privée du droit de faire corps et communauté, et que ses biens patrimoniaux seraient confisqués.
Le 7 août suivant, le roi nomma, pour faire exécuter cet arrêt, quatre commissaires, du nombre desquels étaient le sénéchal de Toulouse, et Étienne d'Albert, professeur, depuis pape sous le nom d’Innocent VI. Il s’acquittèrent de leur commission avec l’appareil le plus pompeux. Ils se rendirent dans la maison commune, où ils furent introduits par six capitouls qui les attendaient à la porte, ils montèrent sur un tribunal qui avait été dressé pour eux dans la grand-salle, et firent assoir les capitouls sur des bancs inférieurs. Là après avoir fait enregistrer l’arrêt du parlement, ils forcèrent les capitouls, à entendre debout et tête nue, les articles du cérémonial à observer pour la sépulture de Bérenger.
Le mardi suivant, les crieurs de morts parcoururent toutes les rues, en criant : « O vous habitants de Toulouse, hommes et femmes priez pour Aimeric Bérenger, que vous avez cruellement martyrisé et fait décapiter par le bourreau, contre tout droit de justice » ; Après eux venait un héraut sonnant la trompette, d’un ton lugubre et enjoignant de la part des commissaires, à tous les pères de famille, sous peine de confiscation de corps, d’assister le lendemain à la cérémonie des funérailles.
Le convoi parti en effet le lendemain mercredi, de la maison commune, précédé de toutes les communautés ecclésiastiques, et de cinq cent pauvres vêtus en deuil, portant des torches décorées des armes de la famille Bérenger. Quatre capitouls portaient le drap mortuaire, où les mêmes armes étaient peintes. Après eux venait l’archevêque avec son clergé, et ensuite les autres capitouls, les bourgeois et les pères de famille, deux à deux.
Dès qu'on fut arrivé devant les écoles du droit, où étaient les professeurs et environ trois mille étudiants, les capitouls leurs présentèrent une humble requête, dans laquelle ils les suppliaient de vouloir bien pardonner au peuple de Toulouse, l’injure qui leur avait fait faire, en violant leurs privilèges. Après quoi ils continuèrent ensemble leur marche, vers les fourches patibulaires. Dès qu'on y fut arrivé, tous les Toulousains, de quelque rang et qualité qu’ils fussent, se mirent à genoux, demandant d’un ton lamentable, pardon et miséricorde. Ensuite les capitouls détachèrent eux même la tête et le cadavre de Bérenger, et l'ayant mis dans le cercueil, on le porta dans la grand-salle commune, et de là au cimetière de la Daurade.
Dès que la cérémonie des funérailles fut terminée, les capitouls furent destitués de leurs charges, par ordre des commissaires, et les clefs du capitole, ainsi que celles de la ville, furent confiées au viguier de Toulouse, avec ordre de remplir dorénavant les fonctions dont étaient chargés auparavant les capitouls. Il en coûta dans la suite cinquante mille livres tournois, à la ville de Toulouse, pour recouvrer ses privilèges.
Fin du récit sur Aimeric Bérenger.
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